Frédéric Joly en dialogue avec son éditrice Amélie Petit à l’occasion de la parution de l’ouvrage La langue confisquée ; lire Klemperer aujourd’hui, éditions Premier Parallèle, septembre 2019.
Comment la langue façonne-t-elle l’esprit d’une époque ? Tout au long du règne de Hitler, Victor Klemperer étudia les graves distorsions infligées à la langue allemande par le nazisme. Les enseignants seront désormais soumis à une « révision nationale et politique » – comme les voitures, note-t-il en 1934. On parle désormais de « système » pour désigner le régime des années de Weimar, vilipendé en tant que régime parlementaire et démocratique « enjuivé ». Quant à l’adjectif « fanatique », il passe du registre péjoratif au registre laudatif ; le terme « libéral », lui, devient, à l’inverse, péjoratif, avant de disparaître tout à fait au profit de « libéraliste ». Klemperer assiste en fait à une sorte d’inversion sémantique généralisée, dont il note chaque manifestation dans son Journal. Il en tirera LTI, la langue du 3ème Reich (Agora, 2003), grand livre sur la manipulation de la langue par l’idéologie. La langue confisquée restitue sa démarche, ce geste critique qui aide à comprendre comment on adhère à un langage,
quel qu’il soit. Car, comme l’écrit Klemperer, « on désigne l’esprit d’un temps par sa langue. » Elle est un révélateur, elle ne ment jamais : c’est elle, toujours, qui dit la vérité de son temps.
Le lecteur croisera dans ces pages d’autres écrivains, ayant vécu et travaillé à de tout autres époques, en de tout autres lieux, et ayant affectionné, comme l’auteur de LTI (Lingua Tertii Imperii), la forme du journal-essai, du carnet – des écrivains ayant tous pour point commun d’avoir écrit « en noir sur la page noire de la réalité ». Et qui nous aident comme lui, à travers leurs quêtes respectives de la vérité, à faire face à notre temps, ce temps de repli identitaire et de « post-vérité », un temps d’inquiétantes résurgences sémantiques aussi, où se voit brouillée la distinction essentielle du vrai et du faux.
Frédéric Joly est né en 1973, il vit et travaille à Paris. Essayiste et traducteur, il est l’auteur de Robert Musil, tout réinventer (Seuil, 2015), un essai biographique salué par la critique. Éditeur durant dix ans, il est l’auteur de nombreuses traductions, de l’anglais et de l’allemand, d’ouvrages de philosophie et de sciences sociales. Il collabore également aux pages Idées-Débats du Monde (traductions de Hans Magnus Enzensberger, Robert O. Paxton, Jürgen Habermas…).